Les gestes mémoire
Madeleine Filippi, Watch This Space #11, 2022
Le jeu est un fil rouge dans les œuvres de Sixtine Jacquart à travers le détournement d’objets utilitaires, ou encore par les références à l’esthétique du mode d’emploi. Lors de la performance « Chair », par exemple, elle présente des récits entre l’homme et le cheval. On la découvre telle une enfant jouant à « faire semblant » sur sa monture imaginaire. Elle retrace les liens qui unissent le cheval et l’homme, de l’univers de l’équitation en passant par l’art du cirque ou encore, son ancien rôle d’outil agricole.
Dans le cadre de l’exposition « Cloche-pied » au musée Kéramis, elle détourne l’esthétique des mobiliers des aires de jeux et met en relation l’idéologie compétitive et reproductive de l’usine avec la norme imposée aux corps par le fitness contemporain. Ainsi, « Cloche-pied » se structure comme une sorte de parcours de santé où des lithographies rappellent des instructions d’entrainement physique.
Cette notion de médiation, que l’on retrouve dans sa démarche par le recours au mode d’emploi, s’observe également autour du travail sur la forme et le récit. Ainsi l’aspect ludique des œuvres de Sixtine Jacquart redéfinit notre rapport sensible à l’objet et à l’environnement en convoquant les expériences conscientes et inconscientes de l’objet. L’artiste conçoit une réflexion poétique de notre rapport à l’objet. Ses performances et installations deviennent des méthodes de dialogue qui mènent le spectateur à retrouver les gestes du passé.
D’installations en performances, Sixtine Jacquart met en lumière des gestes-mémoire. Elle combat la perte du souvenir en jouant sur la perception du spectateur. A chaque activation des objets, c’est une réminiscence qui se produit. Sixtine Jacquart nous offre ainsi une commémoration sensible et poétique de l’objet et de sa gestualité à travers le temps.
Le lieu du corps
Ludovic Recchia, Musée Keramis, 2018
Très tôt, ses parents ont discerné chez leur fille un réel besoin d’expression. En 2001, elle entre en humanités artistiques à l’Institut Saint-Luc de Tournai pour y suivre les cours de l’option « volume » qui proposent une spécialisation dans l’expression plastique en trois dimensions. Des années de découvertes qui la conduisent à entreprendre un master à La Cambre où elle choisit instinctivement la céramique, une discipline où elle trouve ce qu’elle cherche. « J’aurais sans doute pu suivre les cours des options gravure, stylisme ou reliure mais je voulais faire usage de mes mains et la céramique m’attirait » ¹. Diplômée en 2012, elle reste à Bruxelles pour y poursuivre ses activités artistiques.
Pour traiter plastiquement du corps, Sixtine Jacquart a choisi la porcelaine émaillée, un matériau blanc, froid et translucide qui, parmi ses nombreuses connotations, confère à ses recherches un côté parfaitement ascétique. Ce matériau est celui que l’on rencontre dans la vaisselle (jadis de luxe), les objets sanitaires et médicaux.
Même s’il se prête à la reproduction mécanique, Sixtine Jacquart reste attachée au « fait main ». Elle réalise artisanalement ses propres moules et obtient ses objets un à un, en coulant elle-même patiemment la barbotine de porcelaine. Alors qu’elle pourrait faire faire ses objets dans des ateliers spécialisés comme les isolateurs ou les prothèses médicales, ce travail manuel est essentiel pour elle car il lui permet de préserver une vibration de la matière. Certaines formes ne sont pas parfaites en surface, d’autres se sont légèrement déformées à la cuisson. Ce décalage est nécessaire au récit fictionnel qu’elle crée. De plus, les gestes répétitifs permettent – comme elle le souligne – de « méditer sur la démarche ».
En 2017, lorsqu’elle postule au concours organisé par Keramis, Sixtine Jacquart présente les premières années de sa réflexion à la Gery Art Galery de Bruxelles. Elle expose les objets qu’elle fabrique patiemment depuis quelques années (« Inventaire », 2013) et elle performe (« Performance blanche », 2012-2017). C’est l’association de ces deux dimensions, l’une statique, l’autre en mouvement, qui séduit le jury. Le concept est intéressant, il transportera Keramis sur un territoire de la céramique inexploré jusqu’ici.
Cette mise en tension des objets par le corps relève manifestement de la performance ou du happening. Il existe cependant une nuance que Sixtine Jacquart emprunte à Gina Pane, précurseur du mouvement et artiste référence selon elle : Gina Pane préfère parler « d’action » plutôt que de « performance » car elle inscrit ses messages dans un déroulement temporel étendu. Il n’y a rien de fugace, c’est dans le temps long que se situe le discours et la forme de l’œuvre.
A la différence de son aînée, il n’y a ni violence ni brutalité. Sixtine agit en direct sur son corps par les objets et sur les objets via son corps. Chaque objet tire sa raison d’être d’un prolongement potentiel du corps dans sa blancheur et sa pureté. Elle parle d’ailleurs de « corps absolu » pour cette forme de représentation de l’être. Cette relation questionne et poétise notre rapport actuel aux objets technologiques dans la mesure où apparaissent aujourd’hui de nouvelles formes plus sournoises de domination et d’aliénation de l’homme par la machine. Notre monde est plus que jamais parcouru de fictions sur le corps. Alors que les sociétés primitives entrent en résonance et interagissent par le corps avec la nature et le cosmos, dans notre société occidentale, le corps entre désormais en communion avec la technologie. Jadis, le travail façonnait le corps jusqu’à son avilissement, l’homme étant une chair à canon de la société industrielle, aujourd’hui le corps n’est plus qu’une fiction cultivée dans les salles de sport. Le seul combat de l’homme avec son corps est celui de sa propre image face aux attentes de la société. C’est pour cette raison que Sixtine Jacquart nous parle du surhomme ou plutôt de la « surfemme ». Montre-t-elle avec détachement l’action métaphorisée d’un corps rempli de substances de synthèse, modifié, sculpté, épuré, assuré, capitalisé… bientôt remplacé pour réaliser son rêve d’éternité ? N’est-ce pas d’une réplique qu’il s’agit ici, d’un ersatz et d’une parodie de ce que l’on attend aujourd’hui du corps contre ce qu’il est réellement ?
Quel défi ! Le lieu devient ce corps qui porte ses nouveaux objets et les transporte dans une réalité modifiée dont elle nous livre les secrets. Bien plus qu’un décor ou une scénographie, l’installation qu’elle propose annihile toute hiérarchie. Ce mécanisme agit de la même manière : au même titre que les objets portés ne sont pas les éléments d’une parure ou d’un costume, les objets de cette exposition sont des œuvres qui paraissent avoir participé à la création de l’architecture.
Avec la volonté de parvenir à la requalification majeure de plusieurs salles de Keramis, Sixtine Jacquart a donc imaginé différents scénarii d’actions ludiques et sportives : anneaux suspendus dans le vide du grand escalier, espaliers de cordes tendues au travers de la grande nef, barre de danse dans le hall, corde à grimper à un autre endroit…
Pratiquement, en arpentant les salles du musée, Sixtine Jacquart a décidé de tirer profit de certains éléments de fixation des coffrages du béton pour construire de tels agrès et proposer au visiteur un impossible parcours sportif dans les salles. Cette impossibilité est importante car elle émane du matériau utilisé : la porcelaine. Tous les éléments techniques sont en porcelaine blanche et fragile. La porcelaine est simplement associée à des centaines de mètres de corde en coton teinté. Les couleurs choisies viennent contrebalancer la froideur du matériau et sa fragilité.
Les lithographies coéditées par Keramis et Bruno Robbe Editions permettront aux visiteurs de s’approprier une part de l’installation. L’image de couverture de l’exposition sera disponible ainsi que l’ensemble des modes d’emploi réunis dans un coffret avec une section du cordage et un élément d’agrès en porcelaine de sorte que l’on puisse réinstaller l’œuvre chez soi. Cette belle entorse montre la distance avec laquelle Sixtine Jacquart se situe face à son discours. Son tableau serait sinistre et grinçant si elle n’avait pas introduit cette dimension foncièrement ludique et drôle tout au long du parcours d’exposition.
Au lendemain de la Cop24 à Katowice, le titre de l’exposition nous montre bien que c’est à cloche-pied que les grandes nations envisagent de relever les défis environnementaux de notre temps. Au-delà du propos personnel, cette exposition est une critique acerbe de notre société qui songe plutôt à se divertir qu’à voir en face où ses actes la conduisent réellement.
¹ Toutes les citations proviennent des échanges durant la résidence et les passages de Sixtine Jacquart à Keramis entre août et décembre 2018.
12 Septembre, performance de 19h30 à 22h, avec circulation libre du spectateur
Fanny Garin, 2019
La performance commence progressivement et presque discrètement dans la plus grande salle de l’atelier 34 zéro Muzeum, un centre d’exposition contemporain et indépendant à la bordure de Bruxelles.
Ils se déplacent toutefois de temps à autre, anodins. Suivant parfois une ligne un peu plus droite ou un angle un peu aigu que ceux d’un humain en train de déambuler. Marchant de temps à autre très silencieusement ou faisant résonner le bruit de leurs talons dans toute la salle.
Progressivement leurs mouvement se diversifient, deviennent plus visibles : les trois performeurs forment une ligne et la défont ; une des performeuses se positionne longuement en spectatrice face à l’une des grandes photographies de l’exposition permanente. L’autre performeuse, postée à l’entrée de la salle, vient derrière elle imiter sa posture quelques minutes puis repart. Quant au performeur, il s’attache, délicatement et l’air de rien, à l’un des murs de la salle, à l’aide d’une sangle accrochée à sa ceinture, et devient par là-même… poteau « de guidage ». Poteau de guidage qui se trouve être le cœur de cette performance et de l’exposition qui l’a fait naître – objet dont Sixtine Jacquart a souhaité explorer la fonction et le sens. Explorer également, via cette recherche, les liens de nos corps avec ces objets et avec les espaces dans lesquels ils se trouvent.
D’autres poteaux sont d’ailleurs présents, au départ aussi discrets que les performeurs, et rassemblés en un triste tas (ou en une minuscule forêt) près d’un des murs de la salle. Ces poteaux de guidage semblent être à l’image de ceux qui régulent les files dans les aéroports, magasins ou… expositions. Néanmoins, le spectateur s’en approchant pourra s’apercevoir que la partie du milieu se constitue d’un tube rose en mousse « type piscine » (ceux-là même avec lesquels on apprend à nager ou avec lesquels on peut gentiment frapper son frère dans une piscine), que le haut et le bas du poteau sont constitués d’une céramique pâle (la matière principalement travaillée par l’artiste), que le ruban déroulable est rose (vif) lui aussi.
Ou qui en sont paralysés, ne reconnaissant plus les codes de l’exposition, ne sachant plus quel chemin prendre. Et s’ils peuvent, et s’ils doivent le prendre, ce nouveau chemin.
De nombreuses couches de sens surgissent alors de cette performance, de l’évolution des objets et corps en ce lieu – certaines ayant trait à notre rapport à la société (ou au rapport que celle-ci entretient avec nous), certaines ouvrant des pistes de réflexion sur notre rapport aux œuvres et à l’espace de l’exposition. On pourra, dans un premier temps, y lire les trajets dans lesquels nous sommes propulsés quotidiennement ou existentiellement, que nous sommes contraints de suivre, auxquels il est quasiment impossible d’échapper. Y lire tout autant la docilité humaine que son hystérie : les poteaux de guidage pouvant contenir des corps somnolents attendant, à l’aube, pour entrer dans un avion mais aussi une foule ayant répondu à un évènement Facebook, dans l’attente de l’ouverture d’un magasin, et dès lors se ruant à l’intérieur pour y obtenir le dernier tee-shirt ou le dernier Iphone (mais oui, cela existe…). On y expérimentera également notre rapport, parfois précautionneux et docile, à l’art, en ne sachant quoi faire de notre corps dans ce vaste espace, en restant appuyé sur l’un des murs de la salle, en n’osant emprunter ces nouveaux parcours. A moins qu’on ne résiste aux trajets que l’on nous propose dans cette salle, refusant d’être des spectateurs dociles.
Les présences très différentes des performeurs contribuent fortement à cette pluralité (et à cette friction) des évocations. Le corps de Brune Campos, danseuse et performeuse, se glisse dans des postures de contemplation hybrides, gardiennes et contemplatives. Les mains dans le dos, elle regarde les œuvres tandis que notre regard oscille entre les photographies et son personnage. Le corps de Sixtine Jacquart est plus réel, moins composé. Sa corporalité est nerveuse, minutieuse et quotidienne : de sa présence surgissent des fantômes d’employée ou d’amoureuse soucieuse, de directrice dirigiste. Quant à la présence de Jérôme Poloczek, elle est très dessinée mais discrète et méditative. À la fois vide et pleine : elle élargit les murs de la salle.
La deuxième partie est plus immobile, comme suspendue, presque magique – les corps des performeurs et ceux des spectateurs entêtés et résistants (ceux-ci étant libres d’entrer et sortir), commençant de concert à s’épuiser, tout arrive plus naturellement, sans effort de présence ou d’attention. Notre corps est réceptif, le moindre petit mouvement fera évènement. Le spectateur passe alors presque miraculeusement du spectacle de sa propre obéissance sociétale – ou de son expérimentation – à un état d’autorisation du voir. Il arrive dans une zone d’émancipation et de libre-arbitre. L’on ne se cache plus pour dévisager les spectateurs, on les regarde frontalement comme si nous étions dans le noir d’une salle de spectacle. Et chaque arrivée fait sensation, fait théâtre. L’on se met à observer les personnes égarées et presque effarées par la métamorphose du lieu d’exposition en labyrinthe. On observe en riant sous cape une jeune femme ne s’étant pas rendue compte de la performance en cours et prenant en photo une des photographies d’un homme très petit pissant dans sa bouche. (C’est que nous nous trouvons dans la salle « des censures » où d’immenses photographies « trashs » sont accrochées et pour ainsi dire dissimulées, après avoir été exposées dehors et avoir été, en conséquence de ça, l’objet de plaintes de la part des habitants de la ville. Ici les questions du voir prennent d’ailleurs une autre tournure : le spectateur étant amené à mieux voir ce qui est censuré). Et cette jeune femme de s’apercevoir, gênée, qu’elle est au cœur d’une performance. Et nous d’observer cette manière de regarder les toiles au travers d’un smartphone. Et nous d’expérimenter une autre manière du voir, du sentir ; d’expérimenter depuis notre corps ce qui se joue devant nous.
À cela s’ajoute le talent qu’a Sixtine Jacquart pour convoquer – depuis et autour de ses objets sensuels, mélancoliques, très simples d’apparence – tout un fourmillement d’humains invisibles et présents, vivants ou morts, dont on pressent le mouvement.