Textes critiques

« Regarder un objet émancipé », Elora Weill-Engerer

in « Watch This Space 11 », 50° Nord, 2021

Comment regarder un objet émancipé ? Autrement dit : comment re-garder ce qui ne peut être gardé ? Chez Jérôme Poloczek, le rapport à l’objet est le fruit d’une équation : créer une mise en présence sans faire œuvre. Il en va d’une désacralisation des rôles et des fonctions artistiques. Artiste et spectateur, art et objet, acte et parole sont interchangeables au sein de ce réseau. Seul compte le rituel qui met en évidence un moment ou un mouvement (le premier terme est la contraction du second) autour de l’objet commun. La communauté que cet objet crée le regarde de manière consciente plutôt qu’elle ne le voit de manière inconsciente. Il s’agit ici d’un art vivant. D’une part, parce que les composants des pièces participatives et performatives relèvent du morceau, de la relique ou de la parcelle, davantage que de l’unité : ils sont friables, dispersés, immatériels, évolutifs et cherchent constamment une forme où se lover. De l’autre, parce que le texte, le dessin, ou le geste disparaîtraient dans l’instant suivant le rituel si celui-ci ne les avait investis d’une charge symbolique et persistante.

Dans les protocoles proposés par Jérôme Poloczek, l’objet échappe à la propriété et à l’utilité, de sorte que l’œuvre est banalisée et son insertion dans un système de marché rendue caduque. Cet objet-là n’est pas reproductible et sa fragilité est gage de sa singularité : s’il se perd, c’est pour toujours. L’objet, étymologiquement, c’est ce quelque chose qui se dresse là, devant nos yeux. Sa résistance à l’aliénation est contenue dans le préfixe ob- (opposition, obstacle, obstruction). Perçu, cet objet est aussi voulu et pensé : il existe, en-dehors de sa corporéité, à travers les liens qu’il tisse, les gestes qui l’entourent, les souvenirs où il apparaît. Par conséquent, le rituel dans lequel il s’insère n’appartient pas à l’artiste, mais à celles et ceux qui souhaitent s’en emparer. L’objet devient une structure ouverte, un espace empathique, perméable, poreux, qui subsiste en maintenant un système de dons et contre-dons. Inévitablement, les gens le regardent comme s’il n’était plus lui.


« Lisez le texte que vous avez devant les yeux », Clémence Canet

pour l’exposition « Annonciation (détail) », Galerie commune (Tourcoing), 2021

Lisez le texte que vous avez devant les yeux.
Entrez dans la salle d’exposition et balayez du regard les œuvres accrochées au mur.
— ou —
Tournez-vous vers la gauche et faites dix pas devant vous. Observez ce qui vous entoure.
— ou —
Approchez-vous d’un dessin et regardez-le en détail.
— ou —
Avancez vers un dessin et appréciez la différence de perception en étant près ou loin.
— ou —
Avancez dans le couloir en regardant le dessin face à vous. Faites le chemin inverse en regardant le dessin qui était derrière vous.
— ou —
Parcourez la salle d’exposition en allant vers la gauche.
Après avoir vu tous les dessins, recommencez en allant vers la droite.
— ou —
Scrutez un dessin. Faites trois pas sur le côté et scrutez-en un autre.
Continuez ainsi.
— ou —
Montez les marches et découvrez les exemplaires de l’ouvrage de Jérôme Poloczek.
— ou —
Comparez les dessins agrandis dans l’espace d’exposition aux dessins présents dans les exemplaires du livre.

Vous avez peut-être appliqué, sans vous en rendre compte, l’un des protocoles écrit ci-dessus. Vous en avez peut-être suivi un consciemment, et respecté à la lettre les indications mentionnées. Peut-être que les personnes autour de vous ont mis en pratique les mêmes consignes, et que sans le remarquer, vous avez réalisé une parfaite visite-synchronisée.

Pourtant, qu’on respecte une règle identique ou non, chaque visite est différente, singulière et unique. Comme chaque reproduction des quatre-vingt-deux dessins réalisés par Jérôme Poloczek dans les cent exemplaires de son ouvrage. Car si la main de l’artiste est imprégnée du mouvement qu’elle répète, elle n’en produit pas moins une copie altérée de l’original. Il ne s’agit pas dans cette exposition de sacraliser l’unicité de chaque volume exposé à l’étage de la galerie mais plutôt de faire l’expérience de l’écart dans la répétition. Au sein des livres, on découvre par exemple une ligne rouge s’allonger ou raccourcir, un rond gonfler ou rétrécir, dans une mutation constante. C’est justement parce qu’un même geste oscille, prend des formes multiples, qu’il incarne, selon Jérôme Poloczek, « la promesse d’un futur à venir ». D’une page à l’autre, la variation ne concerne pas uniquement le tracé de l’artiste copiste. Les phrases se font et se déforment, les mots se répètent et se déplacent, comme s’ils rebondissaient recto/verso, en un écho qui s’amenuise : « nous fabriquons des choses / nous fabriquons / nous ne savons pas si ça va nous servir à quelque chose / nous fabriquons des choses qu’on peut prendre / prendre des choses occupe nos mains / prendre occupe / prendre ». La reprise mouvante des termes donne la sensation que la parole écrite est sans cesse réorganisée, évoquant à son tour le potentiel infini des phrases à venir ; des phrases à construire, à défaire et à répéter autrement.

À partir d’un acte partagé, une autre expérience de transformation sera amorcée à l’occasion du finissage de l’exposition. Les participant·e·s seront convié·e·s à déchirer collectivement le dessin du nouveau-né qui se trouve sur le sol, au milieu de la galerie, et à en emporter avec soi un morceau. Lors de la recomposition de l’illustration quelques temps après, une nouvelle image apparaîtra : abîmée, peut-être, incomplète ou froissée ; pour sûr, parcourue par les cicatrices de son déchirement. L’original et la reconstitution seront différent·e·s, différent·e·s aussi du visage de l’enfant dont le faire-part de naissance citait un extrait du texte de l’artiste ; différent·e·s de son visage d’hier et de celui qu’il aura demain, dans la promesse d’un futur, mouvant, changeant, gestuel, à venir.

Regardez depuis la mezzanine les dessins accrochés au rez-de-chaussée.
Parcourez des yeux les livres exposés à côté de vous.
Descendez l’escalier.
Sortez.
Faites demi-tour.
Entrez dans la galerie.
Recommencez.